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La nouvelle avait fait le tour du Ster’Agor. On savait qu’à l’heure où le soleil atteindrait son apogée, le jeune chasseur Jehn, du clan des Loups, affronterait le chef des Aurochs, Naam’hart. Officiellement, c’était pour une histoire de femme. Ils défilèrent nombreux devant le campement des Loups pour apercevoir la belle Myria, enjeu du combat qui se préparait. Et chacun reconnut sa beauté incomparable.
Toutefois, les plus avertis savaient qu’au-delà de cette bataille se jouait une partie beaucoup plus importante. Les membres des clans déjà soumis à la suprématie du kheung par l’intermédiaire de leurs chefs et de leurs hommes d’armes voyaient en Jehn leur champion. S’il triomphait, il deviendrait un candidat digne de remplacer le roi, dont les excès commençaient à agacer beaucoup de tribus. Mais les guerriers du souverain, chaque année plus nombreux, refroidissaient les ardeurs belliqueuses. Il y avait parmi eux beaucoup d’Aurochs, dont la réputation de violence et de cruauté n’était pas une légende. Sous le prétexte de l’alliance, ils avaient investi, avec la bénédiction du souverain, plusieurs territoires de l’Est de la nation, au-delà de la rivière Vaan’hir.
Durant la matinée, tandis que Jehn se préparait au combat, une foule d’anonymes vinrent le trouver, pour lui affirmer leur soutien. Des rumeurs commençaient à circuler, selon lesquelles les hommes qui se seraient rebellés contre les guerriers nommés par le monarque auraient été impitoyablement massacrés. Mais personne n’avait osé se plaindre au kheung. Seul un vieux chef s’était rendu à Her-Lann pour faire part de ses griefs. Dravyyd l’avait reçu avec courtoisie, et avait promis de tenir compte de ses revendications. Mais le vieux chef était mort peu après dans une partie de chasse bien singulière. Ce fut tout au moins le récit qu’en donna un membre de sa tribu, au cours d’une visite discrète qu’il rendit à Jehn.
– Comprends-tu à présent pourquoi tu vas te battre ? dit Aalthus à son fils.
– Oui, mon père ! Mais pourquoi moi ?
– Parce que tu as osé tenir tête au kheung ! Cet été, tu as accompli un exploit qui a fait de toi un héros. Et surtout un concurrent de Dravyyd.
– Mais je n’ai pas l’intention de lui disputer le trône. Je ne suis qu’un chasseur du clan des Loups.
– C’est vrai. Mais tu as l’étoffe d’un grand chef. Et tu ne le sais même pas.
Aalthus se tut un moment, puis ajouta :
– Le monde des hommes est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît. Ils ne naissent pas égaux. Certains sont plus forts que d’autres, ou plus intelligents. Les hommes ont toujours choisi celui qu’ils considéraient comme le meilleur d’entre eux pour les guider, pour prendre les décisions au nom de la tribu. Pourquoi crois-tu que chaque clan éprouve le besoin d’élire un chef ?
– Je ne sais pas ! Peut-être pour respecter une tradition.
– Non, mon fils ! Les hommes, en cas de difficulté, ont besoin de se tourner vers quelqu’un en qui ils aient confiance. Tel est le vrai rôle du chef. Un rôle qu’il ne choisit pas lui-même. Ce sont les autres qui le désignent, parce qu’ils croient en lui. Ce rôle exige beaucoup d’humilité et de respect des autres. Car chaque homme a droit à la considération et à la liberté. Il en a toujours été ainsi jusqu’à présent. Mais je sens que certains commencent à se détourner de ce but pour servir leurs seuls intérêts. Des êtres comme Dravyyd, et ce Naam’hart. Aussi, ne fais aucune grâce à cet individu. Nombreux sont ceux qui comptent sur ta victoire.
Depuis le matin, Myria ne vivait plus. Jamais encore elle n’avait vu de foule aussi dense. Et voilà que cette foule, où figuraient des hommes venus d’au-delà du territoire de la Petite Mer, concentrait son attention sur elle et son époux. Elle ne comprenait plus rien à ce qui arrivait.
Ce fut comme dans un rêve aux relents de cauchemar qu’elle vit arriver le milieu du jour. Il lui sembla que ce n’était pas elle qui marchait aux côtés de Jehn pour se rendre au champ clos où devait se dérouler le combat. Les hurlements de tous les hommes et femmes présents lui déchiraient les tympans. Elle aurait voulu s’enfuir, seule en compagnie de Jehn, retrouver leur cachette ombragée, la petite crique de la rivière où le sable était si doux.
Pourquoi ne pouvait-elle partir, quitter ce lieu effrayant ? Pourquoi ses jambes la portaient-elles toujours en avant, toujours plus loin ? Jusqu’à cette horrible arène, tout au bout de l’immense clairière, dans un lieu en forme d’amphithéâtre naturel, sur les pentes duquel un public impressionnant avait déjà pris place. Au centre s’étendait un cercle délimité par une ligne de pierres, et recouvert de sable fin. En bordure de l’arène se dressait un dais de peau sous lequel s’étaient installés Dravyyd et ses proches.
Lorsqu’elle dut abandonner Jehn à son sort, Aalthus la prit contre lui.
– Ne crains rien, lui murmura-t-il. Jehn ne fera qu’une bouchée de son adversaire.
Alors, elle craqua et enfouit son visage contre l’épaisse tunique de cuir d’Aalthus pour cacher ses larmes.
Au centre de la piste, le men’ma’sha, Phradys, attendait les deux combattants. À l’opposé de l’endroit où se tenait Jehn, Naam’hart s’était déjà débarrassé de ses vêtements, ne conservant qu’un pagne serré autour de la ceinture. Il apostropha le jeune homme.
– Holà, jeune chasseur ! Prépare-toi à recevoir la correction de ta vie. Je vais te briser les membres un par un. Et ta femme m’appartiendra. Regarde-la ! Elle s’en réjouit déjà !
C’en était trop pour Myria. Elle se dégagea des bras protecteurs d’Aalthus, traversa l’arène et se planta devant Naam’hart. Oubliant les larmes qui lui brûlaient les yeux, elle le gifla violemment et déclara d’une voix forte :
– Tu n’es qu’un énorme pourceau, Naam’hart ! Même si tu triomphes, jamais je ne t’appartiendrai. Je préférerai mourir !
L’autre, stupéfait, se frotta la joue et brailla :
– Chienne !
Il eut un mouvement pour la frapper à son tour, mais un regard du men’ma’sha l’en dissuada. Tandis que la jeune femme regagnait sa place sans se retourner, il lui hurla :
– Tu verras ! Je saurai te montrer qui est le maître !
Jehn avait failli bondir pour protéger Myria. Il serra les dents, échangea un bref regard avec elle lorsqu’elle passa à côté de lui. Leurs mains s’étreignirent un court instant, puis la jeune femme rejoignit Aalthus. Jehn s’avança au milieu de l’arène, imité par son adversaire. Phradys se plaça entre les combattants et leva les bras vers le ciel.
– Ô puissant Urgann ! Ô divine Gwanea ! Accordez votre assistance à ces deux hommes qui vont s’affronter pour l’amour de la belle Myria. Il a été convenu qu’aucune arme ne serait utilisée. Voici, à ma droite, Naam’hart, chef de la nation des Aurochs, et ami particulier de notre kheung, le puissant Dravyyd. Voici, à ma gauche, Jehn le chasseur, du clan des Loups.
Le mépris qu’il glissa dans ses dernières paroles ne trompa personne. Naam’hart était le champion du roi.
– Que le combat commence !
Puis il se retira.
Jehn étudia son adversaire. Il mesurait une tête de moins que lui, mais il était plus râblé. Ses mains paraissaient assez larges pour assommer un ours. Le regard chargé de haine que Jehn lui décocha le désarçonna quelque peu. Soudain, l’autre chargea et le percuta d’un violent coup de tête dans la poitrine. Jehn, le souffle coupé, s’écroula sur le sol. L’autre ne perdit pas une seconde. Il se jeta sur son jeune adversaire et entreprit de lui marteler les côtes de coups violents. Un goût de sang envahit la bouche de Jehn. Puis il se ressaisit et lança des coups de poings puissants dans la tête de l’autre qui recula sous le choc. Le jeune homme se releva. L’autre fonça à nouveau. Mais Jehn avait prévu l’attaque, il s’esquiva au dernier moment et, joignant ses mains, assena un vigoureux coup sur la nuque de Naam’hart. L’autre roula au sol, puis se releva, chancelant. Il s’ébroua, reprit ses esprits, et fonça de nouveau.
Pendant quelques instants, le combat demeura indécis. Le chef des Aurochs était d’une force colossale, et d’une résistance peu commune. Et surtout, il avait une grande expérience de la lutte. Une expérience que Jehn était loin de posséder. Il lui fallait user de toute sa volonté pour résister aux assauts répétés de l’énorme brute. Plusieurs fois, il mordit la poussière. Ses lèvres saignaient, tandis que des douleurs vives lui vrillaient les membres. Déjà, sous le dais du kheung, retentissait l’écho d’une victoire proche. Des vociférations jaillissaient de toutes parts, encourageant l’un ou l’autre des combattants.
Myria, plus morte que vive, ne pouvait détacher ses yeux des deux lutteurs. Il lui semblait souffrir elle-même lorsque Jehn encaissait un coup violent. Mais le jeune chasseur avait compris que la masse de muscles de Naam’hart n’abritait qu’un esprit fruste et brutal.
Soudain, une force nouvelle inonda le cœur du jeune homme, comme si un être différent s’était emparé de lui et combattait à sa place. Les spectateurs stupéfaits le virent alors esquiver toutes les attaques de l’Aurochs sans aucune difficulté, et le culbuter dans le sable. Jehn semblait jouer avec son adversaire, utilisant un art du combat tout à fait nouveau. Alors, la victoire changea de camp.
Interloqué et furieux, le kheung se leva et glapit :
– Mais que fait-il ? Jamais personne n’a combattu ainsi.
– Je t’avais dit que cet homme était un démon, Dravyyd, glissa insidieusement Phradys à ses côtés. Il faut le détruire.
– Oui, mais comment ?
Comment, en effet ? À présent, Jehn bondissait autour de Naam’hart, sans permettre à aucun de ses coups de l’atteindre. En revanche, chacun des siens faisait mouche. Il utilisait la propre force de son adversaire pour la retourner contre lui, s’effaçant au dernier moment, et portant des attaques imparables aussi bien avec les pieds qu’avec les poings ou les bras. À bout de souffle, l’Aurochs voulut se jeter une dernière fois sur son rival pour le ceinturer. Il ne rencontra que le vide, puis reçut un coup d’une violence inouïe qui l’expédia au sol sans connaissance. Jehn se pencha sur lui, le souleva au-dessus de sa tête sans effort apparent, et s’avança vers la tribune du kheung. Puis il projeta le corps inanimé de son adversaire aux pieds de Dravyyd.
– Les dieux m’ont accordé la victoire, Dravyyd. Je garde donc mon épouse, et je te rends ton allié. Lorsqu’il se réveillera, n’oublie pas de lui rappeler qu’il me doit un troupeau de dix chèvres, plus deux aurochs femelles pleines. Ajoute que s’il ose encore une fois lever les yeux sur Myria, je lui brise les reins !
Le souverain, pétrifié par une telle arrogance, ne sut que répondre.
Jehn lui avait déjà tourné le dos. Une ovation monstrueuse s’empara de la foule. Le kheung serra les dents à les briser. Ce Naam’hart n’était qu’un incapable. Il avait compté sur ce combat pour affirmer son autorité. Et voilà que son plan se retournait contre lui.
Phradys lui posa la main sur le bras.
– Prends garde, Dravyyd. Ce chasseur est envoyé par les divinités des Profondeurs. Vois comme ils l’acclament à présent. S’il devient le chef de son clan, et qu’il se présente contre toi à la prochaine assemblée des tribus, tu perdras ton trône. Il te balaiera comme il a balayé cet imbécile !
Dravyyd se pencha vers lui.
– Alors tue-le ! Par n’importe quel moyen !